La Lanterne de Diogène

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LA RÉSISTANCE À TOUT PRIX

Comment suis-je tombé si bas? Comment se fait-il que j'exerce la profession misérable d'enseignant de littérature au niveau collégial? Pourtant, au départ, j'avais tout pour réussir. Étudiant, au cégep, j'obtenais les meilleures notes en sciences pures et tous les professeurs de ces disciplines honorables voulaient m'attirer dans leur giron. On me voyait déjà ingénieur, physicien, médecin, mathématicien, chimiste, etc. J'étais un des meilleurs à l'école et la réussite sociale allait couronner mes années d'études.

Pourtant, cela a mal tourné. On a déjà accusé Socrate d'avoir corrompu la jeunesse d'Athènes. Au cégep, il y avait encore quatre cours obligatoires de philosophie. Maintenir ces cours dans le système d'éducation au Québec représentait un risque épouvantable. En suivant l'enseignement de certains professeurs de philosophie, j'ai été subjugué. La réalité humaine ne se réduisait pas aux domaines scientifiques. On ne pouvait pas résoudre tous les problèmes par la recherche expérimentale ou des équations mathématiques. Les sciences ne touchaient qu'un aspect, certes important, mais pas primordial, de la vie.

À travers les siècles, Platon, Descartes, Hegel, Nietzsche et Freud me parlaient du sens de l'existence. On m'avait dit que les sciences et la technologie représentaient les seules voies de salut pour l'humanité. Je constatais, en lisant des philosophes et en réfléchissant, qu'il n'y avait pas de solutions miracles aux problèmes humains. Les soi-disant progrès du savoir n'apaisaient pas le mal de vivre des hommes d'aujourd'hui.

En fait, la philosophie me permettait de résister au courant social qui emporte les individus dans des voies préétablies par le système économique. Cette discipline, sans objet propre, me rapprochait de ce que je pouvais être profondément si je remettais en cause les opinions reçues, les préjugés, les idées à la mode. Apprendre à penser par soi-même est le plus beau legs que j'ai reçu de la philosophie.

À la suite de cette prise de conscience, et tout en questionnant le sens de ma vie, j'ai entrepris des études en physique à l'université. La prétention de certains professeurs, sûrs d'être au plus près de la vérité, et l'admiration de la population pour ce qui a un caractère scientifique m'ont dissuadé de poursuivre dans ces domaines qu'on croit plus sérieux. Adieu mathématiques, physique, chimie, biologie! Adieu reconnaissances sociales!

De toute façon, je sentais que la philosophie était en relation plus étroite avec ma manière d'être au monde. Le questionnement qui ne se satisfait pas de réponses toutes faites, qui repousse les évidences, qui remet en cause les certitudes, bref qui nage dans l'indéterminable de l'existence, me ressemblait davantage. La vie dans la résistance allait commencer : je me suis inscrit, envers et contre tous, en philosophie. Ou serait-ce le contraire?

Malheureusement, là aussi, il y avait des professeurs qui manifestaient un certain contentement de soi, une certaine suffisance, une attitude hautaine et méprisante devant tout ce qui était extérieur à leur domaine, comme s'ils avaient côtoyé la vérité quotidiennement. C'était ma première désillusion. La philosophie s'accommode mal de réponses définitives. Surtout quand elles sont multiples et contradictoires, comme on nous les présentait à l'université.

En effet, plusieurs enseignants se faisaient les hérauts de vérités absolues avec lesquelles ils vilipendaient les téméraires qui osaient mettre en doute leurs idoles. Cela donnait lieu à quelques rivalités de clocher qui résonnaient seulement dans la tour d'ivoire de cette vénérable institution du haut savoir. La société n'en avait cure.

Je me suis alors tourné vers la plus incertaine des matières : la littérature. Là, l'être humain osait montrer sa béance, son besoin d'être rassuré face au non-sens de l'existence. Non seulement les littérateurs ne cachent pas la faille qui constitue tout homme, mais ils l'exploitent en lui donnant des formes artistiques.

En études littéraires, on peut entendre un appel et y répondre par un autre appel sans jamais vouloir clore le débat. Une part de jeu permet souvent aux écrivains de garder le sourire face à la tragédie humaine qu'ils mettent en scène.

Malheureusement, Dieu n'est pas mort, il a seulement changé d'habit, et la religion est devenue une «technolâtrie». On encense le progrès technologique, on encourage les découvertes scientifiques, et tout cela devient rapidement marchandise à vendre pour faire rouler de plus en plus vite le système économique. Les générations d'ordinateurs et d'automobiles, par exemple, se succèdent à un rythme effréné. «Il faut acheter» devient le nouvel impératif catégorique.

Résister à la tyrannie du capitalisme sauvage par lequel on juge n'importe quoi à sa valeur marchande, que ce soit une idée ou un produit, devient un mouvement de légitime défense de la liberté de pensée. La mondialisation des marchés, les frontières qui s'écroulent, l'autoroute électronique, tout cela conduit à une uniformisation de l'être humain. On a besoin de consommateurs de plus en plus jeunes et boulimiques pour faire tourner cette machine gigantesque.

Le système économique est puissant. L'éducation n'échappe pas au rouleau compresseur. À preuve, l'élimination d'un cours de philosophie au collégial à la faveur de disciplines plus «utiles», comme l'anglais, pour le marché du travail.

La pression créée par l'ouverture des marchés, la mondialisation de l'économie, le libre marché, engendre des effets pervers jusque dans la façon de penser l'enseignement. Maintenant, on parle de pédagogie comme on parlait de rendement au travail naguère. On utilise des termes comme performance, excellence, compétence, etc. La qualité totale d'un élève, mesurée par une épreuve synthèse comme on va le faire bientôt dans les cégeps, rôde dans les parages.

On est bien loin alors de la littérature, de la pensée subversive et critique, de la création, de l'originalité, de la différence, etc. Les élèves et les professeurs du collégial doivent de plus en plus correspondent à un moule façonné par des technocrates à Québec.

Guy Ferland