La Lanterne de Diogène

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Le danger de lire

Platon craignait que les livres nuisent à l'esprit humain. Et il avait raison.

Les livres, comme tous les autres supports de l'information, gardent la mémoire du monde. D'après l'auteur de La République, cette capacité mnémonique du livre diminue la capacité humaine d'autant. L'esprit humain devient paresseux quand il sait que tout le savoir du monde se trouve consigné sur des pages (de papiers ou électroniques) d'informations. Il n'a plus qu'à aller le chercher, sans fournir l'effort de se souvenir.

En fait, ce que soulignait déjà le penseur grec, c'était la contradiction inhérente à toutes les innovations technologiques qui permettent de faciliter une opération humaine. À chaque fois, on perd un savoir-faire. Dans le cas de l'apparition du livre, on perdait la capacité de se remémorer : L'Iliade passait de la tradition orale, où les aèdes chantaient des centaines d'histoires apprises par cœur, à la tradition de la lettre, où les chants étaient transcrits une fois pour toutes, figés sur des pages blanches. On a condamné le cinéma et la télévision pour les mêmes raisons naguère, et jadis le théâtre, en disant que les images et les acteurs figeaient une fois pour toutes l'imagination des spectateurs et les condamnaient à la béatitude de l'immédiateté.

Bien sûr, le fils spirituel de Socrate a écrit des dizaine de livres, contrairement à son maître qui n'écrivait pas. Il a ainsi ouvert la voie à une tradition dominante du monde occidental : la transmission du savoir par l'écriture. Mais il connaissait les limites et les dangers de ce moyen de communication, et il savait qu'il fallait le conjuguer à l'effort d'apprentissage.

En fait, ce que condamnait Platon, c'était plutôt la force d'inertie de l'esprit humain qui se complaît dans la facilité qui lui est offerte sur un plateau d'argent par les progrès technologiques. Il ne suffit pas de posséder une bibliothèque bourrée de livres, ou une vidéothèque débordante de vidéos, ou un ordinateur avec un disque dur de grande capacité, il faut aussi savoir s'en servir. Et avoir le goût de s'en servir à bon escient.

Le goût du savoir

Or ce goût n'est pas inné. Comme pour la nourriture, le goût du savoir se développe au fil d'un long apprentissage. On n'aime pas d'emblée le café, la bière, les différents types d'alcool. On apprend à aimer ces substances à force d'y goûter. On éprouve alors un malin plaisir à déguster ce qui, autrefois, paraissait dégoûtant.

Il se produit le même phénomène avec le savoir. On développe le goût de la connaissance à force de tremper les lèvres de l'intelligence dans un bouillon de culture. En pratiquant certains auteurs, ou certains créateurs, on éprouve du plaisir. Et on s'étonne d'éprouver du plaisir à déguster ce qui, autrefois, paraissait dégoûtant. On revient ainsi à l'étonnement qui était la première source de la connaissance d'après Aristote.

Que l'étonnement provienne d'un livre, d'un film, d'un site web ou d'une émission de télévision, importe peu, au fond. Car tous ces moyens de communication fournissent de la nourriture culturelle à différents degrés. Certains prétendent que le livre contient plus de nourriture spirituelle que ce qu'on trouve dans l'audiovisuel, que cet aliment soutient davantage et offre des éléments plus nutritifs, etc. Peut-être, quoique cela soit à discuter.

Par contre, il semble indéniable que l'écriture soit plus près de la structure de la pensée qu'une suite d'images ou de sons. En cela, elle permettrait un approfondissement de la connaissance et une meilleure capacité d'analyse et de compréhension. Mais, on peut très bien susciter l'intérêt envers la culture par d'autres moyens. Même si on doit nécessairement passer par l'écriture et la lecture pour aller plus loin.

Socrate n'avait pas besoin d'écrire pour faire réfléchir les gens. Comme un taon, il piquait la curiosité des citoyens d'Athènes par son discours. Il étonnait les jeunes et il utilisait l'ironie pour remettre en question les us et coutumes de son époque. Aujourd'hui, il serait peut-être un animateur d'émission d'affaires publiques comme Claire Lamarche ou Claude Charron. Il saurait, en tout cas, étonner, faire sourire et susciter l'envie d'aller plus loin.

Cette envie doit alors être soutenue par un effort d'apprentissage. Le père de la philosophie ne cessait pas de harceler les Athéniens à creuser davantage les sources du savoir. Les pédagogues d'aujourd'hui doivent faire de même. L'étonnement, l'humour et le questionnement, voilà les principaux ingrédients qui ouvrent les papilles gustatives de l'intelligence.

Le vice impuni

La lecture et l'écriture vont nécessairement prendre leur place dans le cheminement vers la connaissance de l'esprit humain. On n'a pas besoin d'imposer ces pratiques de l'extérieur, comme s'il s'agissait d'imposer une langue de travail... Une fois le goût d'en connaître davantage stimulé par un enseignement qui s'appuie sur l'étonnement, l'humour et le questionnement, la lecture et l'écriture deviennent incontournables.

Non seulement ces pratiques deviennent-elles incontournables, mais elles procurent en plus un malin plaisir d'apaiser une soif de connaissances. Et le plaisir, on le sait, engendre le goût de recommencer, de répéter l'expérience, d'aller plus loin. Le désir de connaître de nouvelles choses, ou de goûter à de nouveaux plats culturels, n'est jamais tout à fait satisfait.

Voilà pourquoi on peut dire, de façon ironique, que le plaisir de lire et de connaître davantage est un vice impuni.

Guy Ferland

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