La Lanterne de Diogène

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La Matrice

comme caverne platonique

Penser le ciel

Des étoiles fixes aux étoiles en guerre
paru dans L'Agora, vol 6, no 3

Claude Gagnon

Les frères Wachowski viennent de réaliser La Matrice, dont la popularité a atteint un sommet dramatique quand deux jeunes d'une école de Littleton au Colorado ont décidé de faire ce que les deux héros du film font dans les 15 dernières minutes du récit, vêtus d'imperméables semblables pour un carnage qu'ils voulaient semblable. Ce film, qui est instantanément devenu une œuvre culte chez beaucoup de jeunes, repose lui aussi sur le dépassement de la sempiternelle condition humaine d'ignorance.

Le héros du film est un programmeur qui se fait ramener à la dure réalité. Il faut entendre ici un réveil décalqué sur le réveil des prisonniers de la caverne dans l'allégorie de Platon. Le monde sensible est illusoire, la réalité est à l'extérieur de monde sensible. Pour Platon, cette réalité est celle des Idées, dont la plus haute est celle du Bien. Au contraire, dans le scénario des frères Wachowski, cette réalité est un programme de conditionnement dont le but est la culture (au sens de l'agriculture) de l'espèce humaine, en vue de nourrir en énergie des cyborg extraterrestres.

La Matrice est le programme qui sert de caverne aux humains du présent. Pour Platon, la sortie de la caverne signifiait le rejet du Devenir et la quête du Bien désintéressé et de la compassion politique. Les deux frères cinéastes, à l'évidence, ne sont pas des platoniciens mais ils se sont probablement inspirés de la libération de la caverne; le dialogue des premières minutes du film expose ce choc de deux mondes antithétiques dont l'un, la matrice, est le négation de l'autre: le programme. Mais à la différence de ce qui se passe chez Platon, en sortant de la caverne on se retrouve en Enfer et en Enfer, l'extermination des agents du Mal devient un acte de bravade légitime et appétissant. Le processus s'achève dans une banalisation de l'acte du carnage.

Une situation infernale ne rend-elle pas toute compassion injustifiable et ne légitimise-t-elle pas la décharge violente du ressentiment? Voilà une autre grande Tentation qu'aurait dû éviter de prêcher les frères Wachowski; leur référence à un refuge souterrain pour l'humanité, appelé "Sion", est un principe de consolation nettement insuffisant. À preuve, ils n'ont filmé aucune scène de Sion malgré le peu de moyens que nécessite un décor de terre.

Ce n'est peut-être pas un hasard si les trous noirs de notre science contemporaine ont été imaginés parallèlement à cette étoile de la Mort, siège du Mal, dans la cosmogonie de Lukas. Les étoiles continuent de supporter l'horizon visible absolu de notre dramatique histoire humaine: la lutte contre la tentation du Mal avec l'aide de la Force. Simone Weil parle d'«un danger continuellement suspendu»; Lukas, par la bouche de Yoda, parle d'être capable «d'apporter l'équilibre à la force». Voilà le levier du cosmos: trouver l'équilibre de la force permet de combattre et de suspendre la Tentation du mal. C'est la grande question philosophico-théologique primordiale: pourquoi le Mal existe-t-il? La réponse de Platon dans le Timée était que le Cosmos a été créé par le démiurge mais que l'humanité a été faite par ses enfants, qui ont tant bien que mal suivi son modèle. Serions-nous tentés par le Mal parce que nous sommes des enfants qui répugnent à devenir sages? Les films que l'on présente aux jeunes ont une importance capitale et si on leur montre une matrice fautive, ils peuvent fort bien, comme ils l'ont fait à Littleton, choisir le Mal et nous précipiter en Enfer.

Les étoiles fixes tournent encore autour de nous, comme dans l'antique zodiaque, et servent de toile de fond pour notre quête morale. Kant parlait des deux mystères humains: le Ciel étoilé au-dessus de nos têtes et la loi morale au fond de notre cœur. L'art des images mobiles et parlantes et peut-être tout l'art humain en général cherche à retrouver l'intérieur du cœur aux confins de la puissance extérieure du Ciel. Un rêve d'enfants qui apprendront tôt ou tard que l'au-delà ne peut s'atteindre que par le dedans. Les étoiles ne sont pas au-dessus de nous; elles sont tout autour de nous. Le Bien et le Mal n'existent peut-être qu'à l'intérieur de nous et sur notre très petite Terre. Nous ne nous battons peut-être que contre nous-mêmes. Le côté sombre des choses n'est peut-être que notre propre ombrage, produit par la lumière des étoiles qui nous éclairent et nous réchauffent jour et nuit.