La Lanterne de Diogène

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Iron Man: leçons philosophiques d'un blockbuster américain

Par Philippe Corcuff

« Un film américain, bête et naïf, peut, malgré toute sa bêtise, et même grâce à elle, nous apprendre quelque chose. Un film anglais, dans sa fatuité sans naïveté, ne peut rien nous apprendre. J’ai souvent tiré une leçon d’un film américain stupide », remarquait le philosophe Ludwig Wittgenstein en 1947 (Remarques mêlées, éd. Trans-Europ-Repress).

Il faut dire qu’il préférait le stimulant éthique des westerns, des films noirs ou des comédies musicales aux lourdes philosophies morales à la Kant. L’éthique associée à l’esthétique étant, pour Wittgenstein, davantage associée au montrer qu’au dire (au sens de ce qui est théorisé), ces films montraient des problèmes éthiques davantage qu’ils ne les théorisaient à travers des principes et des règles explicites (sur ces sujets, voir mon livre La Société de verre, Pour une éthique de la fragilité (Armand Colin, 2002).

Interrogations éthiques pour temps post-modernes

Un blockbuster hollywoodien, comme Iron Man de Jon Favreau, pourrait ainsi servir de support à nos interrogations morales : le bien et le mal, dépassés ? Le cynisme, autoroute unique pour temps post-modernes ? L’argent suffit-il à donner un sens à nos existences ? Des interrogations morales, en situation : alors qu'après le traumatisme du 11 Septembre et les aveuglements consensuels, de plus en plus de citoyens américains prennent leur distance vis-à-vis des guerres extérieures promues par des néo-conservateurs en voie de démonétisation.

Tony Stark (joué par le subtil Robert Downey Jr.) est au début de l’histoire un playboy milliardaire, vendeur d’armes flirtant avec le cynisme, baignant dans la culture post-moderne de l’ironie généralisée, prêt à ne rien vraiment prendre au sérieux (sauf peut-être l’état de son compte en banque), se racontant de vagues histoires patriotiques (auxquelles on se sait pas bien, ni lui d’ailleurs, dans quelle mesure il y croit) justifiant business et tueries guerrières.

Mais son enlèvement lors d’une tournéeen Afghanistan va l’amener à changer son regard sur le monde et à inventer un nouveau super-héros, à l’armure blindée de chez blindé. Il entrevoit alors un sens à sa vie, en-dehors des bulles financières gageant leur confort sur la mort d’êtres invisibilisés : faire régner la justice et arrêter les massacres ! Vaste et infini programme auquel d’autres super-héros se sont attelés depuis longtemps déjà… Mais Iron Man rencontrera sur sa route la rapacité de son ami et principal collaborateur Obadiah Stane (Jeff Bridges), qu’il vaincra (de justesse ! ) bien sûr. Ouf !

Entre manichéisme et fragilités morales

Parti de la douce musique du cynisme contemporain, il retrouve donc en pratique le sens du bien et du mal. Toutefois, bien que nécessaires, face au relativisme du tout se vaut, les repères du bien et du mal apparaissent fragilisés dans la trame de son histoire. Un certain manichéisme moral est maintenu, tout en étant questionné par d’autres fils du récit.

Tout d’abord, le scepticisme, dans ses tentations nihilistes, apparaît comme un problème intérieur qui interpelle, potentiellement, chacun d’entre nous, particulièrement dans la culture actuelle marquée par un certain brouillage des repères. Ce problème intérieur appelle alors un travail sur soi.

Il n’y pas là des représentants du Bien et du Mal posés une fois pour toutes comme des essences intemporelles et irréductibles, car le bien vient des frontières du mal, là où l’insouciance sert à justifier le pire. Selon les mots de l’Américain Stanley Cavell, grand commentateur de Wittgenstein, le film apparaît ouvert à la menace du scepticisme (c'est à dire au sceptique que l’on a en soi) ( »Les Voix de la raison, Wittgenstein, le scepticisme, la moralité et la tragédie, éd du Seuil).

Deuxième fragilisation : Tony Stark, même régénéré par le bien, demeure ironique, notamment à l’égard de lui-même, introduisant ainsi une distance critique par rapport aux figures plus habituelles du super-héros. Mais cette ironie ne le rapproche plus des précipices de l’immoralité. Elle le protège plus modestement des excès de mièvrerie que le spectacle du bien peu facilement susciter.

Confronté, jusqu’à son for intérieur, aux séductions et aux abîmes post-modernes, notre super-héros reste travaillé par les doutes contemporains, sans pour autant sauter dans le vide du sens. Il ne redevient pas un héros classiquement moderne, comme avant. Il demeure traversé par l’inquiétude relativiste : il l’a contient, au double sens de l’intégrer et de limiter son expansion.

Troisième fragilisation : le héros d’acier révèle aussi des faiblesses, des failles techniques face à son principal adversaire, qui donnent une tonalité aléatoire à sa victoire. Des limites personnelles : il garde de son être antérieur un côté « m’as-tu vu » qu’il peut difficilement réprimer en public.

Comme le Zidane du coup de boule, il incarne quelque chose comme un héroïsme de la fragilité, plus en phase avec le cours cahoteux de nos vies et de nos rêves ordinaires que les absolus d’antan (voir mon texte « De Zidane au sous-commandant Marcos : un héroïsme de la fragilité ? [1], publié sur Bellaciao.

Les guerres américaines et le capitalisme en ligne de mire ?

Ces fêlures de l’intimité ont aussi des résonances plus directement politiques.

Tout d’abord la légitimité des guerres américaines en cours s’en trouve sacrément ébranlée. Et ce n’est pas la mort des soldats américains qui est ici mise en avant, mais celle de ces civils supposés barbares, si souvent diabolisés ou simplement considérés comme hors champ, que la puissance américaine civilisatrice était censée remettre dans le droit chemin.

Quant à la menace terroriste, elle apparaît aussi à travers ses accointances économiques avec les industries d’armement américaines. Civilisation et Barbarie sont des catégories qui apparaissent redistribuées de manière nettement moins unilatérale dans les rapports entre l’Empire américain et le reste du monde.

Le capitalisme lui-même ne sort pas indemne de ce divertissement apparemment léger. La logique du profit qui oriente le mode de production capitaliste génère la guerre à l’échelle collective, la cupidité et/ou la perte du sens de l’existence à l’échelle individuelle.

Comme l’a magistralement montré le philosophe belge de l’économie Christian Arnsperger, il y aurait bien une dimension existentielle en jeu dans le capitalisme ( »Critique de l’existence capitaliste, Pour une éthique existentielle de l’économie, éd. Cerf).

La course sans fin à l’argent et à la consommation entretiendrait au bout du compte nos angoisses en s’efforçant vainement de colmater nos brèches existentielles. La première vie de Tony Stark en constitue un exemple frappant.

Le cinéma hollywoodien offre ainsi des prises insoupçonnées à la réflexion critique, contrairement à ce que répètent inlassablement les contempteurs les plus manichéens des industries culturelles américaines. Vive l’Amérique ?


URL source: http://www.rue89.com/2008/05/20/iron-man-lecons-philosophiques-dun-blockbuster-americain