Un
arbre qui tombe fait-il nécessairement du bruit ?
Vous
avez sans doute déjà entendu l’énigme suivante : « lorsqu’un
arbre tombe dans une forêt et qu’il n’y a personne pour l’entendre,
fait-il du bruit ? » Comment peut-on prétendre qu’un arbre
qui tombe fait du bruit si personne n’entend ce bruit ? Cette énigme
est en fait une illusion de logique : elle enfreint un principe
de logique, le principe d’identité dans ce cas-ci. Dans cette énigme,
on donne simultanément deux sens au mot « bruit » :
le fait en tant que tel (un phénomène physique dans ce cas-ci) et
la perception du fait dans l’esprit de quelqu’un (un phénomène
mental).
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Fait
et objectivité
Un
fait est donc un objet ou un processus en soi. Dans notre exemple,
le fait est le « bruit » en tant « qu’onde de pression
qui se propage dans l’air ». Un fait est en soi objectif :
rappelons que cela signifie que son existence et sa nature sont
indépendantes de nos sensations, de nos perceptions, de nos connaissances,
de l’étendue de nos connaissances, de nos croyances, de nos désirs
et hors de portée de notre volonté. Un fait objectif existe à
l'extérieur de l'esprit. Un fait existe en soi, même si personne
ne le perçoit.
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Sensation
Nos
organes sensoriels sont conçus pour réagir à certains stimuli de
l’environnement, que ce soit l’environnement « intérieur »
(le corps) ou « extérieur » (l’environnement du corps).
Ces stimuli peuvent être une onde de pression se propageant dans
l’air (son), de la lumière, des molécules odorantes, une pression
exercée sur la peau, mais aussi la température du corps, la concentration
des substances dissoutes dans les liquides corporels, la position
et le degré d’étirement des muscles (proprioception), l’orientation
dans l’espace des canaux semi-circulaires de l’oreille interne (sens
de l’équilibre), etc. La réaction de l’organe sensoriel convertit
le stimulus en influx nerveux qui se rendent jusqu’au cerveau, dans
les régions spécifiques associées à cet organe sensoriel. Ces influx
sont appelés « sensations » (à ne pas confondre avec les
autres sens du mot « sensation », comme par exemple « impression
affective »). Les sensations sont, en elles-mêmes, des faits
objectifs.
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Perception
La
perception est le phénomène mental, qui se produit donc dans le
cerveau, qui est généré par les sensations. La perception d’un fait
s’effectue simultanément à la manifestation de ce fait. La perception
comporte trois parties : sélection, organisation, interprétation.
Les mécanismes biologiques (l’activité du cerveau) qui président
la perception sont en eux-mêmes objectifs. Mais le contenu de la
perception, c’est-à-dire la signification, est subjectif.
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1
: SÉLECTION
Le
cerveau reçoit à chaque instant des influx nerveux provenant de
tous les sens : vue, ouïe, odorat, toucher, proprioception,
sens de l’équilibre, etc. S’il devait tenir compte de toutes ces
sensations, il ne pourrait plus fonctionner… Il ne saurait plus
où donner de la tête ! Le cerveau ne retiendra donc qu’une partie
des sensations reçues à un instant donné et ignorera les autres.
Cette sélection s’opère sur la base de ce sur quoi l’attention se
porte à l’instant immédiat, des intérêts immédiats, des besoins
immédiats, de la motivation immédiate, etc. Le cerveau ignorera
les stimuli qui n’ont pas pour lui d’importance au moment présent.
Par exemple, si je prends une marche en ville et que j’ai faim,
je remarquerai les restaurants et ignorerai les autres commerces.
Si, plus tard, je marche à nouveau sur la même rue et que j’ai le
goût de m’acheter un livre, ce sont les librairies que je remarquerai.
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2
: ORGANISATION
Le
cerveau intègre ensuite l’ensemble des sensations sélectionnées
en un tout. Il fait des liens entre des événements qui surviennent
à l’intérieur d’un court laps de temps afin de créer une unité perceptive
globale. Par exemple, le cerveau associera le bruit entendu par
les oreilles à la vue de l’arbre qui tombe : le cerveau percevra
que le bruit est causé par la chute de l’arbre. Ces associations
peuvent être faites à raison… ou à tort. Si mes oreilles entendent
le bruit d’un autobus que mes yeux ne voient pas en même temps que
mes yeux voient passer un oiseau que mes oreilles n’entendent pas,
mon cerveau pourrait percevoir que ce bruit est causé par cet oiseau
! Ce genre d’erreur peut être évité grâce aux informations enregistrées
dans la mémoire.
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3
: INTERPRÉTATION
C’est
à cette étape-ci que le cerveau donne une signification aux sensations
sélectionnées et organisées. C’est donc ici qu’émerge véritablement
l’information. Par l’échange d’influx nerveux entre des neurones
tous situés dans le cerveau, le tout construit à l’étape de l’organisation
est comparé et associé à d’autres informations, cognitives ou émotives,
déjà contenues en mémoire. Il arrive que de l’information non pertinente
soit retenue, ou encore que de l’information pertinente soit ignorée.
Le résultat de ce travail cérébral est appelé « interprétation ».
C’est en fonction de l’interprétation que le cerveau réagira ; seule
l’interprétation est significative pour lui.
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L’analogie
du piano et de la mélodie
La
perception est une propriété émergente. Comme tous les phénomènes
mentaux, elle n’est pas réductible aux mécanismes neurologiques
; mais elle ne requière pas pour autant l’existence d’un principe
surnaturel quelconque pour être expliquée.
On
peut comparer les phénomènes mentaux, comme la perception, à une
mélodie que l’on joue sur un piano. Selon cette analogie, le cerveau
correspond au piano… et au pianiste en même temps. Comme si le piano
était son propre pianiste ! Imaginons donc que le piano est effectivement
son propre pianiste. Les notes individuelles représentent les influx
nerveux émis par les neurones.
La
mélodie (les phénomènes mentaux) n’est pas réductible à ses éléments
constituants qui sont les notes individuelles (les influx nerveux
individuels) : elle possède sa propre structure et ses propres règles
(tempo, intonations, accords, etc.) qui ne peuvent pas être déduites
des notes individuelles. On dit qu’elle est une propriété émergente,
dont l’existence provient de l’interaction de ses éléments constituants.
La
mélodie est une entité immatérielle – à ne pas confondre avec « surnaturelle »
! Il n’est nullement nécessaire de faire appel à un élément surnaturel
pour rendre compte de la mélodie. La production de chaque note individuelle
(de chaque influx nerveux) est entièrement réductible aux lois déterministes
de la physique et de la chimie. Mais la mélodie (les phénomènes
mentaux) est plus que la seule juxtaposition des notes : elle
émerge de l’interaction des notes qui donne les accords et la séquence
musicale dans le temps. Le tout est donc plus que la somme de ses
parties. Les lois déterministes de la physique et de la chimie ne
peuvent aucunement prédire quelle sera la mélodie jouée : cela
est indéterministe ! La mélodie effectivement jouée dépend des choix
contingents du piano (qui est son propre pianiste), qui sont imprévisibles.
Cependant, ces choix sont limités par les possibilités du piano :
toute mélodie qu’un piano est incapable de jouer est impossible
et ne sera jamais jouée. Un piano ne jouera jamais un solo de guitare
électrique.
Pour
conclure, ajoutons que même si la structure et les règles de la
mélodie peuvent être étudiées sans se référer au piano, la mélodie
ne peut pas exister sans le piano ! D'autre part, l'existence et
la nature du piano sont objectives, c'est-à-dire indépendantes
de toute mélodie.
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Conclusion
sur l’arbre qui tombe
Revenons
à notre énigme : « lorsqu’un arbre tombe dans une
forêt et qu’il n’y a personne pour l’entendre, fait-il du bruit
? » Si l’on donne au mot « bruit » un sens unique,
la réponse à cette énigme surgit d’elle-même. Ainsi, si je vous
demande « lorsqu’un arbre tombe dans une forêt et qu’il n’y
a personne pour l’entendre, produit-il des ondes de pression se
propageant dans l’air ? », la réponse est clairement oui. Cette
réponse est même vérifiable : on pourrait placer dans la forêt
un magnétophone qui enregistrerait ce bruit. D’autre part, si je
vous demande « lorsqu’un arbre tombe dans une forêt et qu’il
n’y a personne pour l’entendre, y a-t-il production d’une sensation
auditive par une paire d’oreilles suivie d’une perception par un
cerveau ? », la réponse est clairement non. Cette clarification
enlève certes la magie de cette énigme… mais elle est absolument
nécessaire à quiconque veut connaître la réalité. De telles illusions
de logique ont bien entendu leur place dans les arts ou dans un
discours qui veut stimuler la réflexion… mais pas dans la quête
de la vérité (au sens ontologique).
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Chacun
vit-il dans sa propre réalité ?
Vous
avez peut-être déjà entendu cette affirmation assez répandue :
« chacun vit dans sa propre réalité et aucune réalité n’est
plus vraie que les autres. La réalité est subjective et relative
à chacun. » Cette dernière affirmation pourrait être soutenue
ainsi : supposons que trois personnes se trouvent dans une
forêt au moment où un arbre tombe. Pour la première personne, le
bruit est aigu. Pour la deuxième, il est grave. La troisième personne
est sourde : pour elle il n’y a pas de bruit du tout. Les trois
personnes rentrent chez elles, chacune emportant son propre souvenir.
Chacune aura raison dans sa réalité et personne n’aura tort. Il
n’y a pas de vérité absolue : il n’y a que des vérités relatives.
(Remarque : doit-on considérer que la dernière phrase est une
vérité absolue ?) Ce raisonnement est en fait une illusion de logique :
il enfreint un principe de logique, le principe d’identité dans
ce cas-ci. Dans ce raisonnement, on donne simultanément deux sens
au mot « réalité » : la réalité objective en tant
que telle (le bruit en tant que phénomène physique dans ce cas-ci)
et la représentation mentale de la réalité dans l’esprit de quelqu’un
(le souvenir du bruit dans ce cas-ci).
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Représentation
mentale
La
représentation mentale est enregistrée dans la mémoire. Je peux
me rappeler du bruit que j’ai entendu même en son absence. Ce souvenir
que je fais remonter à ma conscience est ma représentation mentale
du phénomène physique que j’ai perçu. La représentation mentale
des faits peut être divisée en deux étages plus ou moins artificiels.
Le niveau 1, obligatoire, est celui de la description du fait. Je
me souviens du bruit que j’ai entendu. Je peux l’imiter. Le niveau
2, optionnel, est celui de l’explication. Ici, l’explication serait
« le bruit a été produit par la chute d’un arbre ». Je
pourrais approfondir cette explication en cherchant les raisons
de la chute de l’arbre. Dans ce cas, la « chute d’un arbre »
deviendrait une description dont l’explication traiterait de la
loi de la gravité et du dommage que devait avoir subi le tronc de
cet arbre. Je pourrais approfondir encore davantage ces affirmations,
qui deviendraient alors des descriptions expliquées par des principes
encore plus recherchés. Et ainsi de suite… jusqu’à ce que je remonte
à l’explication ultime des origines de l’univers !
Les
mécanismes biologiques (l’activité du cerveau) qui président la
représentation mentale sont en eux-mêmes objectifs. Mais le contenu
de la représentation mentale est subjectif. La représentation mentale
est une propriété émergente. Comme tous les phénomènes mentaux,
elle n’est pas réductible aux mécanismes neurologiques ; mais elle
ne requière pas pour autant l’existence d’un principe surnaturel
quelconque pour être expliquée. Tout comme la perception, la représentation
mentale peut être comparée à une mélodie jouée par un piano :
voir « l’analogie
du piano et de la mélodie ».
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La
structure de la mémoire
Notre
représentation mentale de la réalité, avec ses étages plus ou moins
artificiels de la description et de l’explication, fait
partie de notre mémoire. Afin de se donner une vision claire et
globale des choses, nous allons tracer un portrait d’ensemble de
la mémoire. La mémoire se divise en trois parties : la mémoire
sensorielle, la mémoire à court terme et la mémoire à long terme.
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1 :
LA MÉMOIRE SENSORIELLE
La
mémoire sensorielle consiste en ce qu'un organe sensoriel persiste
à émettre des influx nerveux pendant une fraction de seconde après
la cessation du stimulus, comme s'il continuait à recevoir le stimulus.
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2 :
LA MÉMOIRE À COURT TERME ET LA MÉMOIRE DE TRAVAIL
La
mémoire à court terme consiste en « ce que nous avons à l’esprit
à l’instant présent ». Elle est capable de contenir simultanément
quelques éléments pour une durée maximale de quelques secondes à
quelques minutes. Pour ne pas qu’un élément qui nous intéresse disparaisse
de la mémoire à court terme, il faut donc y revenir régulièrement.
La
mémoire à court terme sert aussi de mémoire de travail : c’est
là que s’effectuent les processus mentaux. La mémoire de travail
peut récupérer des souvenirs de la mémoire à long terme, qu’elle
peut éventuellement modifier à la lumière d’autres souvenirs ou
de perceptions.
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3 :
LA MÉMOIRE À LONG TERME
La
mémoire à long terme est le lieu où s’enregistrent les informations
de façon permanente. Elle se subdivise elle-même en trois sous-parties :
la mémoire procédurale, la mémoire épisodique et la mémoire sémantique.
3a :
La mémoire procédurale
La
mémoire procédurale est la mémoire des gestes et des mouvements.
Elle contient l’information relative aux gestes appris que nous
effectuons de façon automatique, sans y penser : marcher, nager,
manger, etc. Elle contient également l’information relative aux
habiletés apprises : jouer de tel instrument de musique, dessiner,
écrire, manipuler tel outil, etc.
3b :
La mémoire épisodique
La
mémoire épisodique est la mémoire des événements. Elle emmagasine
les épisodes qui constituent l’histoire de notre vie personnelle.
3c :
La mémoire sémantique ou représentation mentale de la réalité
La
mémoire sémantique est la mémoire des significations et des interprétations.
Elle contient les informations que nous avons relativement au contenu
de la réalité et à son fonctionnement. Notre représentation mentale
de la réalité est toujours partielle, partiellement fausse et fragmentée.
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Chacun
vit dans sa propre représentation mentale de la réalité !
Revenons
à notre affirmation de départ : « chacun vit dans sa propre
réalité et aucune réalité n’est plus vraie que les autres. La réalité
est subjective et relative à chacun. » Dans cette affirmation,
le mot « réalité » est en fait utilisé au sens de « représentation
mentale de la réalité », et non au sens de la « réalité
objective » en soi. Il faut remplacer cette affirmation par
la suivante : « l’esprit (en tant que phénomène émergent
de l’activité du cerveau, et non en tant qu’entité surnaturelle
!) ne vit pas dans la réalité objective en soi mais dans sa propre
représentation mentale de la réalité. L’esprit confond facilement
sa représentation mentale de la réalité avec la réalité objective
en soi et a de la difficulté à concevoir qu’une autre personne ait
une représentation mentale différente. »
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Daniel Fortier 2002. Tous droits réservés.
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